Hilde a vécu une vie décalée qui ne se raconte pas sur un CV. « Mère-enfant », « prostituée », « cocaïnomane ». Entre les lignes, il y a toute la complexité d’une existence.
L’amour, Hilde le rencontre à 14 ans. Un employé de son père, 27 ans, marié. L’opprobre familiale ne suffit pas à les séparer. À 16 ans, la jeune femme emménage avec Pascal. Un an plus tard, ils attendent leur premier enfant. S’ensuivent des périodes ponctuées de séparations, de réconciliations, de rapprochement familial. Hilde poursuit ses études et accueille un second enfant à 23 ans. Avec Pascal, elle achète une maison à Courcelles. Lui est chauffeur-livreur. Elle, éducatrice dans une école.
Rien n’est acquis. Ce que tu vis aujourd’hui, ce qui te paraît logique et essentiel, que tu vas prendre ta voiture, rentrer chez toi … Demain, demain en fait, tout peut s’arrêter et tu peux te retrouver dans une situation que tu ne comprends même pas, que tu ne réalises pas.
En 2005, Hilde a 25 ans. Son compagnon attrape une mauvaise gastro. Un jour, une semaine, un mois. Quelque chose ne tourne pas rond. Pascal doit se faire opérer. Son état se dégrade. Il est atteint d’un carcinome médulaire thyroïdien, un cancer très rare et incurable. Lui-même ne le sait pas. Hilde aimerait le lui dire, qu’il puisse profiter de ses derniers mois, prendre l’avion peut-être : « Quitte à faire un crédit, il aurait fait un beau voyage, il aurait vécu ». Mais la famille de Pascal n’est pas de cet avis. C’est l’omerta. Et puis, on ne sait jamais …
Hilde vit la descente aux enfers. À contre-courant des espoirs de sa belle-famille, elle affronte le déclin physique de celui qui est devenu son mari, jusqu’aux soins palliatifs, jusqu’à son décès, le 20 octobre 2006. Son homme, son pilier vient de partir. Le répit dont elle a besoin, Hilde le trouve depuis quelques mois chez deux amis à qui elle a pu confier ses enfants. Mais la réalité la rattrape vite : les pompes funèbres viennent prendre le corps de son mari et lui annoncent qu’il faudra payer 3000 euros. « Ce serait bien de pouvoir régler dans les deux semaines », précise la représentante.
Les mots de Hilde résonnent : « Rien n’est acquis. Ce que tu vis aujourd’hui, ce qui te paraît logique et essentiel, que tu vas prendre ta voiture, rentrer chez toi … Demain, demain en fait, tout peut s’arrêter et tu peux te retrouver dans une situation que tu ne comprends même pas, que tu ne réalises pas ». Alors qu’elle emmène ses enfants à la boulangerie, n’ayant pas encore trouvé les mots pour annoncer la mort de leur papa, la jeune veuve voit sa carte de paiement refusée et apprend par sa banque que les comptes qu’elle partageait avec son mari sont bloqués. Son beau-père lui prête 800 euros. Au CPAS, on la dépanne de 4 tickets de 3 euros. Hilde n’a pas pu travailler ni économiser durant les mois qu’elle a passés à soigner son mari. Dans leur maison à la fois vide et encombrée, elle récupère un Vlan dont elle épluche les petites annonces : « Cherche danseuse et serveuse ». Elle appelle et tombe sur « un gars hyper sympa » qui lui propose de passer à 20h : « C’est à ce moment-là que ça commence ».
Hilde comprend petit à petit où elle met les pieds. Du taxi qui commente « Beau quartier ici ! », aux seins dessinés sur la porte d’entrée, elle appréhende mais ne recule pas. Le mec hyper sympa l’accueille et lui explique en quoi consiste le job : danser devant une salle, se retrouver en string et attendre qu’un client lui paie une bouteille de champagne à 400 euros desquels elle récupère 320.
En quelques jours, Hilde gagne de quoi payer les funérailles de son mari. Elle continue ce job plusieurs mois : « Je travaille 6 nuits par semaine, la seule nuit où je pourrais dormir est celle du dimanche. Malheureusement, je n’y arrive pas car mon horloge interne est déréglée . Et puis, j’ai dû danser toute la nuit, et boire du Champagne toute la nuit d’avant.
Je me vois encore conduire mes enfants à l’école. À mon avis, je devais à certains moment sentir l’alcool, avec plein de paillettes sur mon visage. Lorsque je rentre de ma nuit de travail, vers 6h15, je vais toujours voir si mes 2 petits garçons dorment bien, ça me rassure. Ensuite je bois un café corsé, et je prépare leurs sacs de collations. Je les réveille le visage marqué, c’est ainsi que je vais les conduire à l’école ». Hilde se fait peur. « Je me demande où est ma vie d’avant. » Elle confie ses enfants à ses parents un mois, pour redevenir uniquement la maman de ses garçons. Le lien se distend, elle appelle souvent mais on ne veut plus lui passer ses enfants. Et l’année 2007 passe, comme ça.
Un soir, Hilde est enlevée, alors qu’elle était accompagnée d’un homme qui se disait être » son compagnon ». Ce compagnon est resté chez elle 7 ans. Dispute après dispute, Hilde lui demande de trouver un autre domicile. Ce soir-là, ils sortent prendre l’air et tentent de discuter au calme. Trois hommes surgissent et l’embarquent dans une camionnette. Elle est séquestrée, violée, battue pendant plusieurs heures. Elle en réchappe grâce à l’un de ses kidnappeurs qui l’emmène aux toilettes et lui dit de « se casser par la fenêtre », nue, dans les champs. Ses 3 agresseurs retrouvés prétendent qu’elle était alcoolisée et qu’elle a accepté de passer la nuit avec eux : « C’était une partouze, rien de plus ». L’homme qui l’accompagnait, « son compagnon», a aussi menti au service de police en disant qu’il n’avait rien vu alors qu’il était à quelques mètres derrière elle . Aucune suite judiciaire ne sera donnée. Hilde commente : « Ici, à Charleroi, il y a des filles qui disparaissent. Et ça n’intéresse personne … »
Dans ma maison, il y a celui qui est censé être mon compagnon. Il n’y a rien qui ressemble à rien. Ma vie ne ressemble à plus rien. Je fais l’amour, on peut dire, 15 à 20 fois par jour. Mon corps ne m’appartient plus, je sais même plus à quoi je ressemble. Et je consomme, je consomme, je consomme.
À la suite de cet épisode, son compagnon de l’époque l’emmène voir ses cousins qui lui proposeront un moyen de se relaxer. Hilde les voit fumer de la cocaïne, elle n’a pas envie d’y toucher : « Je pense aux trucs dans les feuilletons américains, je me dis que je vais être prise de folie, je suis effrayée à la vue de ses stupéfiants ». Elle poursuit : « mais je les vois et ça n’a pas l’air de changer grand-chose. J’essaie et me rends compte que cette cocaïne me procure une détente. Je ne ressens ni tristesse, ni colère, je suis soulagée. Et j’ai de l’énergie en même temps ».
Hilde a besoin de plus en plus de cocaïne, donc de plus en plus d’argent. Son compagnon lui lâche : « Entre montrer son cul et donner son cul, c’est la même chose hein ». Hilde se trouve sur le trottoir … « Le plus que j’ai fait, c’est 86 heures sans quitter le trottoir. C’est-à-dire que je consomme, je vais en chercher, je consomme, je vais en rechercher». Son compagnon lui demande de l’argent : « Je gagne 500€ par 24 heures. Je cherche un endroit où me reposer quelques heures, dans des caves, là où les portes sont ouvertes. Je ne rentre pas chez moi. Dans ma maison, il y a celui qui est censé être mon compagnon. Il n’y a rien qui ressemble à rien. Ma vie ne ressemble à plus rien. Je fais l’amour, on peut dire, 15 à 20 fois par jour. Mon corps ne m’appartient plus, je sais même plus à quoi je ressemble. Et je consomme, je consomme, je consomme ».
Hilde téléphone souvent à sa famille mais plus personne ne répond, sauf un jour. Un jour, sa sœur jumelle décroche et lui annonce que leur mère a un cancer. Elle se presse d’aller la voir à l’hôpital. Sa maman, qui a eu des problèmes d’alcool, dans sa jeunesse, la prévient des dangers de l’alcool. L’enterrement de sa mère a lieu dans le Sud de la France où s’est installée une partie de sa famille. N’ayant toujours pas pu échanger quelques mots avec ses fils, Hilde se souvient de son retour en avion : « Ça suffit, j’arrête. Quand je rentre chez moi, il faut que j’arrête. Je reprends ma vie. Celle d’une maman aimante ».
Elle retrouve son « compagnon » à qui elle dit : « Soit tu t’en vas, soi tu restes mais si tu restes, tu m’aides parce que là, je vais en avoir besoin ».
Hilde appelle la médecin qui l’a soutenue pendant la maladie de son mari. « – Ah bonjour madame B., comment allez vous ? – Je ne vais pas bien, je suis tombée bas, je consomme beaucoup de drogues et d’alcool depuis quelques mois, je voudrais me sevrer. Est-ce possible à domicile ? – Oui mais … – Vous voulez pas me donner un coup de main s’il vous plait ? – Vous commencez quand ? – Il y a dix minutes – Ok, je serai là dans une heure. »
La détermination est là mais il faut pour affronter trois dures semaines : « C’était comme une énorme gastro avec une grippe puissance mille ». La médecin passe 3 fois par jour. Hilde s’en sort. « Je me suis éveillée. Comme si j’avais dormi pendant des années. Je me suis éveillée avec l’envie de vivre ».
Hilde met du temps à remettre le nez dehors : « J’ai l’impression que tout le monde me regarde. Toutes les sensations que je ne ressentais plus reviennent : j’ai froid, il y a du bruit …. Je me souviens être allée au GB et quand je suis rentrée, j’étais fière, je me suis dit : « j’ai gagné ce truc. Il me faut mes enfants » ».
Hilde reprend possession de sa vie, retrouve ses deux enfants et récupère leur garde. Elle tombe enceinte d’une petite fille alors qu’elle pensait ne plus pouvoir l’être suite à l’agression sexuelle qu’elle a vécue. Avec son compagnon, ils décident de refaire leur vie, de vendre la maison et de partir en France, près du père de Hilde. Elle trouve un travail d’aide-soignante « Je n’avais pas le diplôme mais j’ai été engagée sur base de mon expérience de soins à mon mari ».
La vie passe. En juillet 2010, Hilde se voit refuser un chèque dans un supermarché alors qu’elle a un salaire de 1200 euros, des allocations familiales de 600 euros, une pension de veuve de 1300 euros et une aide de l’ALE qui paie la moitié du loyer. Elle découvre que son compagnon a contracté des dettes en son nom.
Une spirale infernale s’ensuit. Tous deux retournent à Charleroi. Hilde reprend la prostitution, elle prend chaque matin dès le lendemain de son retour, le chemin vers la ville basse de Charleroi, pour gagner de quoi se payer un petit studio pour 5, puis un appartement. Hilde reste avec son compagnon, parce qu’il s’occupe des enfants pendant qu’elle travaille, «pour un comptable » dit-elle à ses plus grands lorsqu’ils posent des questions. Elle n’en peut plus. Un jour, elle prend des médicaments et appelle la brigade des mœurs … , elle avertit une inspectrice en qui elle a confiance et lui explique qu’elle fait une tentative de suicide, car elle est moralement épuisée.
6 ans plus tard, Hilde est en couple, avec une nouvelle personne, L.. Il est « ultra dépendant » et « bipolaire » mais elle a une stabilité et a appris à gérer cette vie. Ils ont un petit garçon, Julien. Hilde rembourse toujours une dette de 50.000 euros. Jusqu’en juillet 2021, elle vivra de 350 euros par mois pour nourrir sa famille. Hilde a parlé de la prostitution à ses enfants. Elle a arrêté il y a quelques mois, mais elle sait très bien que demain où un jour, si il le faut, elle remettra son « armure de dissociation » et ira chercher ce qu’il manque pour nourrir sa famille. Elle décrit l’insécurité grandissante à laquelle sont soumises les filles depuis novembre 2014, période à laquelle la prostitution de rue a été interdite sur tout le territoire de Charleroi : « Il y avait des abus, c’est sûr. Des filles droguées, en bas résille, qui s’installaient devant des écoles. Mais aujourd’hui, les dealers sont toujours en ville tandis que les prostituées marchent près du ring, elles se dépêchent d’entrer dans des voitures sans savoir à qui elles ont affaire. Elles n’ont pas d’endroit où se rafraîchir, elles sont payées moins qu’avant. Mine de rien, l’uniforme d’une prostituée, c’est sa dignité. À Bruxelles, j’ai entendu parler de ces Nigérianes qui sont payées 5 euros. Comment tu dois te sentir quand t’es payée 5 euros pour vendre toute ta dignité à des gars qui te respectent pas ? ».
Hilde a gardé des contacts avec certaines filles du milieu. Certaines ont très bien gagné leur vie et ont arrêté. Beaucoup ont ouvert des privés. Quelques-unes sont aux prises avec la toxicomanie comme l’a été Hilde. Aujourd’hui, elle accueille régulièrement chez elle des personnes qui ont besoin d’un hébergement, d’une oreille attentive, d’un peu d’air. « Mon rêve serait de vivre à la campagne mais j’ai pas les moyens financiers pour l’instant et au lieu de rien faire, autant laisser ma porte ouverte à celles qui en ont besoin. Si j’avais l’argent, les subsides, j’aimerais ouvrir un foyer. Je connais deux femmes qui veulent vraiment s’en sortir. 2 sur 10, c’est pas grand-chose. 2 qui veulent vivre en fait ! Elles auraient besoin d’un lieu où elles peuvent se poser et être suivies du début à la fin, par un psy, un psychiatre, un médecin, un assistant social ».
Hilde connaît trop bien les freins au changement : « Elles arrivent plus à gérer mais elles ont peur de demander de l’aide. C’est pas qu’une question d’argent, c’est vraiment une aide psychologique qu’il faut. Et puis, même quand on a la possibilité de retrouver un emploi, comment on fait, après tout ce qu’on a vécu, pour accepter un cadre « normal » avec un chef qui te dit ce que tu dois faire ? ».
Rétrospectivement, Hilde aurait peut-être préféré vivre une autre vie, étudier plus, ne pas tomber amoureuse à 14 ans, devenir médecin urgentiste. Mais son parcours est ce qu’il est et elle en est fière. « J’ai perdu du temps, je me suis blessée et il me reste beaucoup de cicatrices. Mais j’ai compris beaucoup de choses, je me suis recentrée sur l’essentiel : l’amour de mes enfants, Ce matin, je me suis réveillée. C’est con de dire ça hein, c’est le matin quoi pour beaucoup c’est rien . Mais en fait, c’est magique, un matin en vie , de l’amour , un toit !»
La tragédie semble ancrée dans la vie de Hilde. Son compagnon s’est jeté sous un train replongeant Hilde à nouveau dans le deuil. Elle se retrouve seule à s’occuper de ses enfants mais reste déterminée à offrir à ses enfants une meilleure vie que la sienne.